Pillages de contraceptifs, centres de santé endommagés et rupture des stocks d’aide. Alors que les violences sexuelles prolifèrent dans l’est de la République démocratique du Congo, des dizaines de milliers de femmes et filles peinent à accéder aux soins d’urgence dont elles ont désespérément besoin.
Les chiffres ont de quoi choquer. Près de 900 viols dans l’est de la RDC en l’espace de deux semaines - soit une moyenne de 60 par jour. Telle est l’ampleur du phénomène observé durant la première quinzaine de février, selon les données collectées sur place par les agents humanitaires et dévoilées, lundi, par l’agence des Nations Unies pour les réfugiés ( HCR ).
Toutefois, avant même l’offensive militaire lancée en début d’année par les rebelles du M23, avec le soutien de l’armée rwandaise, dans le Nord- et le Sud-Kivu, les deux provinces étaient déjà en proie à une augmentation alarmante des violences sexuelles.
En 2023, 123.000 cas ont ainsi été recensés dans l’ensemble de la RDC, dont plus de 70 % d’entre eux à l’est du pays. « Cela correspond à une femme violée toutes les quatre minutes », précise Mady Biaye, le principal représentant en RDC de l’agence des Nations Unies pour la santé sexuelle et reproductive ( UNFPA ), dans un entretien avec ONU Info .
L’an dernier, le nombre de cas signalés a encore augmenté, pour atteindre plus 130.000 victimes, en grande majorité des femmes et des filles. C’est dans ce contexte de prolifération des violences sexuelles dans la région que s’inscrivent les 895 cas de viol rapportés en début de semaine par le HCR.
Et M. Biaye de préciser que les cas en question concernent uniquement les survivantes ayant bénéficié de soins médicaux dans les 23 sites soutenus par l’UNFPA à Goma, la principale ville du Nord-Kivu tombée, fin janvier, sous le contrôle du M23.
Pour ce statisticien-démographe de formation, originaire du Sénégal, il ne fait pas de doute que les chiffres réels sont largement supérieurs. « Ce qui se passe ici est à grande échelle », explique-t-il. « C’est totalement inacceptable ».
**Une arme de guerre
La persistance de conflits liés à l’exploitation des ressources naturelles dans les provinces riches en minerais de l’est de la RDC explique en grande partie un tel recours systématique aux violences sexuelles, souvent utilisées comme arme de guerre par des groupes armés comme le M23, en quête de contrôle de territoires.
« C’est une façon, par exemple, de dominer ou bien de détruire le tissu familial et la communauté afin de récupérer des terres », explique M. Biaye, qui travaille depuis plus de 20 ans sur ces problématiques au sein de l’UNFPA, dans le cadre de déploiements au Sénégal, en Guinée équatoriale, en Angola et, depuis l’an dernier, en RDC.
« Les femmes, les filles sont utilisées pour anéantir ces sociétés », ajoute-t-il. Leur instrumentalisation est selon lui exacerbée par les enjeux économiques considérables et la présence d’acteurs externes, impliqués dans des luttes d’influence souvent teintées d’une dimension ethnique. « Ça complique la situation », tranche-t-il.
Ces facteurs structurels contribuent à la reproduction des violences sur le long terme. « Il y a même des générations qui n’ont connu que ça », note Mady Biaye. « On en parle depuis plus de 30 ans ; c’est beaucoup, 30 ans ».
**Conséquences irréversibles
Les répercussions pour les survivantes à court et à long terme vont de l’apparition de fistules anales à la transmission de maladies infectieuses, comme le VIH, en passant par des grossesses non désirées. A ces blessures physiques s’ajoutent celles d’ordre psychologique qui, selon le responsable de l’UNFPA, semblent irréversibles.
Ces dernières se manifestent notamment par la dépression ou des symptômes de stress post-traumatique. « Il y a aussi de la honte », souligne-t-il. Parfois, le viol d’une mère a lieu en présence de ses enfants. Ces derniers subissent alors eux-mêmes un traumatisme profond.
En RDC, la stigmatisation sociale alourdit également le fardeau des survivantes, souvent victimes d’exclusion au sein de leur communauté, en plus de l’injustice subie. « Ce n’est pas très bien accepté », constate Mady Biaye. « Des mariages peuvent être brisés ».
Dans bien des cas, le rejet des femmes ayant subi des violences sexuelles s’accompagne d’une précarisation économique. Pour survivre, le représentant de l’UNFPA explique que certaines d’entre elles s’enfoncent dans l’exploitation sexuelle au sein de maisons closes. « Ici, ils ont l’habitude de les appeler maisons de tolérance, que moi j’appelle maison de d’intolérance », dit-il.
Des milliers de maisons de ce type ont, selon lui, ouvert leur portes à l’est du pays dans le cadre du conflit en cours, au sein desquelles les femmes, mais également de nombreux enfants, subissent les pires sévices.« Ils sont soumis à une exploitation et des abus sexuels qui n’ont pas de nom ».
**Une prise en charge entravée
En cas de violences sexuelles, les survivantes doivent bénéficier le plus vite possible de premiers soins pour réduire le risque de contracter des maladies. L’une des priorités est également d’éviter les grossesses non désirées, non seulement pour les patientes, mais également, selon M. Biaye, parce que les enfants nés à la suite de viols grandissent souvent dans des conditions extrêmement difficiles.
Le délai imparti pour la prise en charge est donc très court. « C’est 72 heures », précise-t-il. « Alors on s’imagine que 72 heures, dans une situation de conflit, c’est pas évident du tout ».
Difficile en effet pour les survivantes d’accéder à des soins appropriés quand les balles sifflent de tous côtés, comme récemment à Goma, suite à l’assaut mené par le M23 contre la ville durant le mois de janvier.
Outre les aspects sécuritaires, M. Biaye indique que les infrastructures sanitaires de l’UNFPA dans la métropole du Nord-Kivu ont été endommagées par les combats, sans parler des stocks de produits de l’agence, qui ont complètement disparu.
« Notre entrepôt, dans un seul endroit, à Goma, a été littéralement pillé », déplore-t-il. L’UNFPA cherche donc à se réapprovisionner de toute urgence, un véritable casse-tête logistique dans ce que M. Biaye qualifie de « zone d’occupation » sous le contrôle du M23. L’agence se heurte également à des contraintes financières.
« En RDC, pour faire bouger les produits des points d’entrée aux différents points d’approvisionnement, jusqu’au dernier kilomètre, c’est à peu près 45% du prix d’achat », explique-t-il.
L’agence s’appuie notamment sur ses bureaux basés au Rwanda et en Ouganda pour tenter d’acheminer du matériel dans la capitale congolaise Kinshasa, où M. Biaye est stationné. Pendant ce temps, les violences sexuelles, elles, ne marquent aucun temps d’arrêt dans les provinces de l’est.
**Manque de financement
C’est à l’aune de ces difficultés qu’il faut analyser l’impact de la décision des Etats-Unis, en janvier dernier, de suspendre presque tous les programmes d’aide étrangère du pays pour une durée de trois mois.
Selon M. Biaye, l’administration américaine devait initialement contribuer à hauteur de 10 millions de dollars en 2025 pour l’achat de contraceptifs en RDC. « Mais tout ça c’est arrêté », constate le représentant de l’UNFPA.
Selon les estimations de son agence, le total des besoins pour fournir en contraceptifs modernes près de trois millions de patientes dans le pays en 2025 s’élève à 70 millions de dollars, une somme qu’il sera selon lui très difficile de mobiliser sans l’aide des Etats-Unis.
Alors que des ruptures de stocks de contraceptifs se font déjà sentir et que les ressources s’amenuisent, M. Biaye se demande bien ce que l’ONU sera en mesure de faire pour prévenir les 4.200 décès maternels qui pourraient être évités cette année en RDC. Ou les 1,2 million de grossesses non désirées jugées, elles aussi, comme étant évitables. Ou encore comment fournir un accès aux 275.000 avortements qui seront nécessaires à travers le pays.
Que pourrait-il y avoir de plus important ? « C’est sauver la vie des gens », murmure M. Biaye, comme s’il se parlait à lui-même. « C’est même sauver le pays ».